Engins en free floating, voitures autonomes, vélos électriques, gratuité des transports en commun… Au cours de ces dernières années, la mobilité s’est enrichie de nouveaux usages et concepts. A moyen et long termes, ces mobilités« disruptives » vont vraisemblablement induire des changements urbains, paysagers, économiques. Rezo Pouce consacre une série d’articles quant aux nouvelles mobilités, en essayant de décrire ces phénomènes et d’analyser leurs avantages, leurs limites et de réfléchir à leurs impacts en termes d’aménagement du territoire (transferts modaux, rabattements, structuration urbaine, …).

La gratuité des transports en commun

Alors que la ville de Paris a revu la gratuité du pass Navigo pour tou.te.s, d’autres villes se réjouissent de sa mise en place sur leur réseau. Compiègne ou Colomiers dès les années 70, puis Chateauroux, Gap, Castres, Aubagne, Libourne dans les années 2000, et plus récemment, Niort, Dunkerque… Une capitale européenne – Tallinn en Estonie – l’a même instaurée depuis 2012 ! Le mouvement s’amplifie et se structure.

Il ne s’agit pas ici de prendre position pour ou contre le principe de gratuité, mais de s’interroger sur ce choix. Est-ce une simple mode ou une solution de mobilité pérenne à long terme ? Quels en sont les avantages ? Quelles en sont les limites ? Quels bilans des expériences existantes ? Plus largement, cet article interrogera ensuite les enjeux de la gratuité dans notre société actuelle.

La gratuité des transports collectifs : un projet qui fait débat

Un principe simple et des grandes ambitions

Confrontée à un faible niveau d’utilisation (et donc à de maigres recettes commerciales), à la prépondérance de la voiture, à des problématiques de congestion et de saturation des parkings en centre-ville, la gratuité des transports en commun (TC) est envisagée comme une solution alternative à la voiture individuelle. Les objectifs sociaux, politiques, environnementaux ou économiques multiples différent selon les villes : augmentation de la fréquentation des TC, amélioration du service, impacts positifs en termes de santé publique et de cohésion sociale et territoriale, meilleures conditions de travail des salarié.e.s du réseau de transport, redynamisation économique du centre-ville etc.

Carte de France des villes ayant instauré la gratuité des transports – Source : BFMTV

La question cruciale du financement

Le coût d’une telle politique de gratuité tient aux :

  • Recettes non engendrées par la billettique et à la fraude ;
  • Recettes non engendrées dû à un manque de recettes fiscales [1] ;
  • Coûts supplémentaires liés à la hausse de la fréquentation, aux besoins d’une offre améliorée et au financement d’infrastructures supplémentaires ;
  • Coûts supplémentaires à cause de l’accroissement présumé des incivilités et des dégradations matérielles, elles-mêmes augmentant les coûts d’entretien et de maintenance des réseaux.

Concrètement, cette gratuité peut être financée de différentes façons. Actuellement, les trois ressources principales des autorités organisatrices de mobilité proviennent :

  • Du versement transport, impôt local des entreprises de plus de onze salarié.e.s pouvant atteindre 2% de la masse salariale de l’entreprise. Cette taxe est née de la volonté de faire contribuer le milieu économique local aux dépenses de mobilité des ménages contraints d’utiliser les TC pour se rendre à leur lieu de travail ;
  • Du budget de fonctionnement de la municipalité, du département ou de la région, issu notamment des impôts payés par les ménages ;
  • Et des recettes commerciales – billettique et fraude (dans le cas où les transports ne sont pas gratuits).

Selon le Groupement des Autorités Responsables de Transport (GART), le versement transport représente en moyenne 48 % du financement des transports urbains, le budget général des collectivités locales 35 %, l’Etat 1%, tandis que les recettes commerciales couvrent environ 17 % des besoins [1]. La mise en place de la gratuité implique de couvrir ces 17% et de parvenir à un équilibre entre les nouvelles dépenses, les économies réalisées par l’absence des coûts de billettique (fabrication des billets, fabrication et entretien des machines d’achat des billets, ressources humaines dédiées aux contrôles, etc.) et les divers modes de financement. Jusqu’alors, les communes ayant mis en place la gratuité avaient des recettes de billettique particulièrement faibles, aux alentours de 10% du budget total.

Selon Marcel Robert, responsable de Carfree, l’automobile mobilise 80 à 90% des budgets publics consacrés aux déplacements, contre environ 10% pour les TC [2]. Une réorientation des budgets au profit des TC pourrait financer leur gratuité et l’amélioration de leur offre. D’autres modes de financement peuvent également être envisagés : les automobilistes, etc.

 

Des oppositions fortes à la gratuité

La gratuité fait l’objet de débats houleux. Parmi les craintes souvent évoquées par les opposant.e.s à cette politique, on retrouve : 

  • Un coût trop important pour les entreprises : actuellement, les transports en commun sont financés majoritairement par le versement transport. Selon la Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports (FNAUT) et l’Union Pour les Transports (UTP), « dans la majorité des cas, les taux de versement transport sont augmentés » pour compenser la perte sèche liée à la billetterie. [3]
  • Une dialectique offre gratuite – augmentation de la demande – augmentation de l’offre et baisse du niveau de service : d’après Nicolas Tronchon, directeur de Transway, les collectivités privilégient la gratuité à la réforme de systèmes de billettique qui sont trop onéreux pour des réseaux peu fréquentés. La gratuité a pour conséquence une augmentation de la demande et face à cette augmentation, la collectivité n’a d’autre choix que d’augmenter l’offre, ce qui entraîne une augmentation des coûts. La gratuité coûte donc plus cher, alors que les ressources sont diminuées. Pour de nombreux acteurs des transports en commun – dont la FNAUT, le GART et l’UTP, la gratuité impacte négativement la qualité du service, notamment au regard de perspectives d’investissements sur les infrastructures.
  • Un trop faible report modal et la création de mobilités motorisées supplémentaires : selon la FNAUT, pour convaincre les automobilistes d’abandonner leur véhicule, la priorité doit être donnée à l’amélioration qualitative des services de transports en termes de fréquence, de couverture du territoire, de vitesse et de confort.
    La FNAUT et l’UTP considèrent que la gratuité n’atteint pas son but, elle attire plus de piéton.ne.s et de cyclistes, que d’automobilistes et crée des mobilités motorisées inutiles.
    Anne Hidalgo, maire de Paris, a lancé une étude sur la faisabilité de la gratuité totale des TC en Île-de-France. L’étude [4] révèle que « si l’objectif est de réduire la place de la voiture individuelle », les différents schémas montrent pour autant que « la gratuité totale n’est pas une solution efficace ». Selon l’étude, la circulation automobile diminuerait de seulement 2%, tandis qu’il y aurait une augmentation de 6 à 10% de la fréquentation du réseau de transports déjà saturé.

Retours d’expériences 

Quel bilan des expériences déjà existantes ? Qu’en est-il des modèles économiques ? Les craintes concernant la baisse de la qualité du service se sont-elles avérées vraies ?

Le cas de l’agglomération d’Aubagne : « Liberté, égalité, gratuité » [6]

Année de mise en place de la gratuité

2009

Fréquentation

·       +187% d’usages depuis la gratuité.

·       Près de 6 millions de voyages en 2015.

Report modal d’un mode polluant vers les bus 

 

·       35 % des nouveaux utilisateurs des transports en commun gratuits sont des anciens automobilistes.

·       -10 % du trafic automobile sur l’agglomération.

·       63 % des déplacements directement générés par la gratuité se font au détriment d’une voiture ou d’un deux-roues motorisé.

Financement

 

·       +20% du budget transports publics de la communauté d’agglomération d’Aubagne.

·       Augmentation du versement transport de 0,6% à 1,8%.

Ratio investissement / fréquentation 

Positif : le coût d’un voyage par tête pour la collectivité diminue, passant de 3,93€ en 2008 à 2,04€ en 2011.

Nouveaux investissements 

 

·       15% de bus supplémentaires ont été affectés au réseau.

·       Mise en service d’un nouveau tramway depuis 2014 pour un coût de 144 millions d’euros (financé par une subvention d’Etat dans le cadre du Grenelle de l’environnement, par la Région, le Département et un emprunt sur 35 ans)

Délinquance / incivilité

Diminution

 

Le cas de Dunkerque : DK’Plus [7]

Année de mise en place de la gratuité

2015 partiellement, septembre 2018 totalement

Fréquentation

·       + 50% en semaine, + 120% le week-end

·       Nouvelles mobilités, surtout des personnes âgées et des jeunes

Report modal d’un mode polluant vers les bus 

NC

Financement

·       65 millions de travaux liés au projet DK’Plus de mobilité, financés par l’épargne de la communauté urbaine de 2011 à 2014 (8,9 millions annuels sur le versement transport des entreprises)

Ratio investissement / fréquentation

NC

Nouveaux investissements

+20% de lignes de bus, dont 5 lignes « Chronos » avec une fréquence de 10 minutes

Délinquance / incivilités

·       -59% d’actes d’incivilité (de 178 actes en 2014 à 73 en 2016)

·       44 282€ dépensés en 2014 suite aux dégradations contre 3 894€ en 2016

 

Le cas de Chateauroux : Horizon [8]

Année de mise en place de la gratuité

2001

Fréquentation

·       +208% (entre 2001 et 2018)

·       Soit plus de 5 millions de trajets par an

Report modal d’un mode polluant vers les bus 

·       -1,1 % de la part modale de l’automobile

·       + 2 % à 4 % pour celle des TC

Financement

·       Augmentation du versement transport de 0,5% à 0,6% : +210 000€

·       Extension du versement transport : +96 000€

·       Economies réalisées par l’exploitant : 106  000€

Ratio investissement / fréquentation

NC

Nouveaux investissements

·       Renouvellement du matériel roulant (bus et matériel embarqué)

·       Équipement et réaménagement progressif des points d’arrêts

Délinquance / incivilités

NC

 

Les enjeux portés par la gratuité

Au-delà des arguments économiques, liés à la qualité du service, la gratuité des TC soulève de nombreux enjeux sociétaux.

La question d’une possible hiérarchie des modes de transport

Pour répondre aux urgences de la transition énergétique, les politiques de déplacement ne devraient-elles pas privilégier les modes doux (marche et vélo) ? Les vélos publics, mis en place dans de plus en plus de villes, viendraient à la suite, suivis par les TC et la voiture partagée, et enfin la voiture individuelle et les deux-roues motorisés. Selon Nicolas Tronchon, si réorientation des budgets il y a, alors redistribution vers les systèmes alternatifs (covoiturage, vélo, marche à pieds) il devrait y avoir. « Pour mesurer les résultats obtenus de report modal par la promotion de ces systèmes alternatifs, encore faudrait-il disposer des mêmes moyens », déclare-t-il.

Prix = valeur ?

En 1975, « There’s No Such Thing as a Free Lunch » (« Un repas gratuit, ça n’existe pas ») affirmait l’économiste américain Milton Friedman. En d’autres termes, chaque bien a un prix et quiconque souhaite l’obtenir doit le payer. Peu importe que l’argent devienne la condition d’accès à tout. Celles et ceux qui prônent la gratuité des TC sont convaincu.e.s que la mobilité est un bien qui ne devrait pas avoir de prix.

La gratuité, un changement de paradigme idéologique : du transport solidaire au transport pour tou.te.s

Voyager gratuitement n’est pas nouveau. En France, en 2011, 330 millions de voyages ont été effectués avec des titres gratuits sur les réseaux de transports urbains hors Île-de-France. Soit environ 14% du volume total des trajets. La pratique de la gratuité est donc commune. Proposer un service de transports publics entièrement gratuits pour tou.te.s s’inscrit néanmoins dans une autre perspective. Il ne s’agit plus de tarification sociale, avec des payeur.se.s et des « assisté.e.s », mais d’un principe d’égalité, à l’instar de l’école, la sécurité sociale, l’espace public. La mobilité devient un droit effectif. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, l’auteur de « Liberté égalité gratuité, une expérience sociale à Aubagne», affirme ainsi : « la gratuité est d’abord et avant tout une décision politique. Contrairement à la tarification sociale qui permet aux plus pauvres de bénéficier de tarifs très bas, la gratuité totale met à égalité les riches et les pauvres. » 

Les besoins d’un portage politique fort et de transparence des finances publiques

« La gratuité est un véritable choix politique qui se matérialise par une volonté des élus locaux de privilégier la mobilité de leurs administrés aux dépens d’autres politiques publiques ou de subventions. » déclare Henri Briche, auteur du rapport « Dunkerque, « laboratoire » de la gratuité des transports en commun ». Dans le cas de Dunkerque, la gratuité des TC a été en partie financée par les économies réalisées à la suite de l’abandon d’un méga projet contesté de salle de sport – un partenariat public-privé avec Vinci d’un coût estimé de 300 millions d’euros. « Une fois encore se pose la question de la transparence des finances publiques et des choix politiques en matière budgétaire. » poursuit Henri Briche. [9]  

Conclusion

La gratuité des TC interroge. A un an des élections municipales, le sujet prend de l’ampleur et s’invite dans le débat public. Expérimentée sur des territoires moyennement denses, elle présente une réponse aux besoins d’alternatives à la voiture individuelle. Sa méthode d’application et son modèle économique doivent être étudiés et adaptés selon le territoire. Selon Rezo Pouce, la gratuité, aussi intéressante qu’elle soit, ne peut agir que parmi un écosystème limitant la voiture individuelle. Il s’agit de proposer un équilibre entre des politiques incitatives d’usage des TC, du covoiturage et des modes de transports doux et une politique coercitive de restriction de la place de l’automobile.

[1] Passer à la gratuité implique une modification du régime de TVA, traditionnellement récupérée par la collectivité.

[2] Position du GART vis-à-vis de la gratuité dans les transports publics, rapport disponible ici.

[3] Transports publics urbains: Textes sur la gratuité, p53, Marcel Robert.

[4] Voir le rapport « La gratuité dans les transports publics urbains : la fausse bonne idée », FNAUT et UTP, janvier 2011

[5] Menée par un comité de huit experts sous la présidence de Jacques Rapoport, ancien Président de SNCF Réseau, ex-Directeur Général de la poste et ancien Directeur Général Adjoint de la RATP. Conclusions du rapport disponibles ici.

[6] Données recueillies dans le rapport d’activité 2015 des « Lignes de l’agglo du pays d’Aubagne et de l’Etoile » disponible ici.

[7] Informations provenant du rapport « Dunkerque, « laboratoire » de la gratuité des transports en commun. Retours sur les effets de la gratuité partielle », coordonné par Henri Briche, 2017, disponible ici.

[8] Informations issues de l’étude « Bilan de la gratuité 2001-2011 Chateaux » disponible ici.

[9] Propos recueillis par Charlotte Ruggeri, entretien disponible ici.