Engins en free floating, voitures autonomes, vélos électriques… A l’heure de l’urgence climatique, des nouveaux dispositifs de mobilité fleurissent, interrogeant nos pratiques quotidiennes. A moyen et long termes, ces mobilités « disruptives » vont vraisemblablement induire des changements urbains, paysagers, socio-économiques. En ce début d’année 2019, Rezo Pouce consacre une série d’articles aux nouvelles mobilités, essayant de décrire ces phénomènes et d’analyser leurs avantages, leurs limites et de réfléchir à leurs impacts en termes d’aménagement du territoire.

Les véhicules partagés comme alternative à la voiture individuelle

Le modèle de consommation du 20ème siècle, où possession rimait avec statut social, semble arriver à son terme. Selon l’observatoire Société et Consommation, 83% des Français pensent qu’il est plus important de pouvoir utiliser un produit que de le posséder. Cela s’exprime de manière évidente dans les domaines de la musique ou du cinéma, où les CD et DVD ont été remplacés par des écoutes et des visionnages en streaming. De la même manière, être en possession d’une voiture au XXIème siècle relève de moins en moins d’une nécessité. Pour les nouveaux acteurs de la mobilité, la devise est claire : “ownership sucks, experience is Great”. On parle d’ « économie partagée », « d’usage », « d’expérience », « de la fonctionnalité ».  Cet article présente un état des lieux des pratiques de mobilité partagées existantes et ouvre le débat.

La voiture, le nouveau transport en commun

Le covoiturage courte-distance, une pratique bientôt quotidienne ?

Douce transition vers la fin de la voiture individuelle, la voiture se partage entre particuliers effectuant des trajets similaires. En vogue depuis plusieurs années pour les déplacements longue distance, cette pratique se développe de plus en plus pour des trajets de courte-distance, notamment entre le domicile et le lieu de travail.

Les avantages du covoiturage ne sont plus à démontrer : cela participe à la réduction de la pollution atmosphérique, de la congestion, des accidents, des coûts, des problèmes de stationnement mais aussi à une amélioration de la qualité de vie, à une augmentation de l’espace public et au développement de lien social.

Il existe toutefois de nombreux freins à cette pratique : la perception d’une faiblesse des gains, des freins psychosociaux (peur de la perte d’autonomie,  image de soi, manque de confiance, contrainte de la sociabilité, …), des difficultés de coordination,  une fragmentation de l’offre, un cadre réglementaire et législatif et des mesures fiscales inopportuns,  un manque d’aménagements, des fractures numériques. Des dispositions spécifiques pourraient favoriser son développement et les nombreux acteurs du secteur se penchent sur la question [1]. Le projet de loi d’orientation sur les mobilités, qui sera discuté au Parlement en 2019, vise d’ailleurs à promouvoir cette pratique grâce à plusieurs mesures.

Partageons l’usage de la voiture !

L’auto-partage

L’auto-partage est un « système dans lequel une collectivité, une société, une coopérative, ou une association, met des véhicules en libre-service à disposition des adhérents au service » (ADEME, 2016). En échange d’un abonnement au système et d’un dépôt de garantie, il est possible de louer un véhicule  selon certaines conditions de durée, de kilométrage. Grâce à la diversité des besoins des membres et leur mise en lien, l’usage des véhicules est optimisé. En Allemagne, l’engouement est tel qu’une loi, promulguée en mars 2018, prévoie des quotas de places de stationnement réservées, une réduction des coûts de stationnement etc. Pratique de plus en plus répandue, elle peut se décliner sous plusieurs formes.

L’auto-partage en trace directe ou « one-way »

Concept : Le système est simple. On peut louer un véhicule à des bornes dédiées, et le déposer à d’autres bornes grâce à un système de réservation de place. Un tel dispositif s’adresse particulièrement à des courtes distances dans des zones urbaines. Les véhicules, le plus souvent électriques, sont utilisables quasiment en continu grâce à une recharge rapide.

Infrastructures : le territoire est maillé de stations auxquelles récupérer et déposer les véhicules.

Challenges : Deux problèmes ont cependant été relevés. Le bureau d’études 6t a révélé [2] que le service Autolib’, première expérience d’auto-partage en ligne directe à grande échelle [3], ne tend pas vers une réduction de l’usage de la voiture ou du taux de motorisation, mais offre un nouveau service à celles et ceux qui ne veulent pas prendre le bus ou le métro. De plus, les infrastructures de stationnement doivent être nombreuses, en particulier dans les zones tendues.

L’autopartage en boucle

Concept : Comme son nom l’indique, le système forme une boucle, le véhicule devant être restitué à la station de départ. Il s’agit plutôt de déplacements de moyenne distance (50 kilomètres environ), pour des locations d’une durée variable (de plusieurs heures à quelques jours).

Infrastructures : Doté d’un unique emplacement de recharge et de stationnement par véhicule, ce système nécessite un coût de développement d’infrastructures faible, alors même qu’il implique une baisse du niveau d’équipement automobile. Selon l’opérateur Citiz, les véhicules partagés en boucle permettent de supprimer jusqu’à neuf véhicules particuliers et de libérer huit places de stationnement [4].

Challenges : Afin de satisfaire l’ensemble des usager.e.s, l’opérateur doit mettre à disposition une large flotte, notamment à cause de la variabilité du temps de recharge selon l’utilisation. Si le nombre d’acteurs se lançant dans la démarche grandit, leurs modèles économiques paraissent encore incertains.

L’autopartage en free floating

Concept : Le « free floating » consiste à partager des véhicules, en libre-service. Les véhicules sont géo-localisables, accessibles via une application, puis peuvent être stationnés n’importe où, au sein d’un périmètre d’intervention défini. Le nom de « free floating » vient du fait que la flotte de véhicules de l’opérateur est en perpétuel mouvement.

Infrastructures : L’autopartage en free-floating ne nécessite pas d’infrastructure spécifique. Dépassant la contrainte des bornes de recharges, l’auto-partage en free floating garantit une grande flexibilité pour l’usager.e et un coût d’investissement plus faible pour l’opérateur.

Challenges : La géolocalisation induit la nécessité de posséder un smartphone, et la liberté quant au lieu de dépose implique l’organisation de services de recharge et de rapatriement des véhicules.

L’auto-partage entre particuliers

Concept : Souvent négligée, cette pratique est pourtant en plein essor. Nouvelle traduction de l’économie collaborative, elle consiste à ce que des particuliers louent leur propre véhicule. Le coût d’achat et les frais d’entretien sont donc portés par un particulier et non par la plateforme publique ou privée qui met en relation le.la propriétaire du véhicule et le.la locataire.

Infrastructures : aucune

Challenges : Il s’agit plutôt de locations de courte durée, ponctuelles. Cela permet au propriétaire de diminuer ses coûts, tout en optimisant l’usage de son véhicule, qui rappelons-le, est à 95% de son temps stationné et donc inutilisé.

 

La fin annoncée de la voiture en ville ?

Bientôt vélo sapiens ?

Le vélo en libre-service avec bornes

Fort du succès de Vélov’ à Lyon dès 2005, le vélo en libre-service s’est imposé comme un mode de déplacement commun. La pratique s’est si bien propagée qu’en septembre 2018, on comptait 51 000 vélos dans 34 villes en France[5] !

Concept : Facile d’utilisation, annulant les freins à l’usage de vélos (l’entretien, le coût d’achat, …), très peu onéreux (5€ l’abonnement à l’année à Marseille, un record !), il présente les mêmes désavantages que l’auto-partage en « one-way ».

Infrastructures : Cela nécessite de nombreuses infrastructures, aux points d’origine et de destination et l’implantation-même de ces infrastructures peut être controversée car facteur de ségrégation spatiale (à Marseille, les bornes ne sont installées que dans l’hyper-centre et le long du littoral).

Challenges : le succès d’un tel service se mesure à ses utilisations effectives. Or, celles-ci sont fortement corrélées aux topographies des villes, à l’existence (ou non) d’aménagements cyclistes et d’une politique de modération de l’automobile. L’entretien d’un tel système peut aussi coûter relativement cher (4000 € d’entretien par an par Vélib’ de JCDecaux), a fortiori si l’objectif initial du nombre d’usager.e.s n’est pas atteint.

 

Le vélo en flee floating

Concept : A l’instar de l’automobile en free floating, les vélos en free floating sont géolocalisables, utilisables grâce à un système de déverrouillage par code barre et déposables n’importe où. Débarqués dans l’Hexagone depuis octobre 2017, ils atteignent désormais 20% de l’offre totale de vélos partagés en France, selon les calculs de 6t. En complémentarité avec les transports en commun, ils répondent principalement à la problématique du premier et dernier kilomètre.

Infrastructures : aucune

Challenges : Grâce à un vide réglementaire et administratif, différents opérateurs se sont rapidement disputés ce marché. La concurrence forte de ces acteurs et leurs modèles économiques balbutiant associée au vandalisme et aux vols des vélos interrogent la durabilité de ces systèmes. A Shenzhen, en Chine, il ne reste que 5 des 23 opérateurs, s’étant lancés dans le vélo en libre-service en free floating. Les photographies de cimetières de vélo en libre-service de Wu Guoyong en témoignent et jettent l’effroi. 

Afin d’encadrer la pratique, la ville de Paris a écrit une charte de bonne conduite demandant aux opérateurs de :

  • « libérer les trottoirs »,
  • respecter la « réglementation en faveur des personnes à mobilité réduite » (c’est-à-dire, laisser une largeur minimale de cheminement de 1,4 m, sur les trottoirs ou la chaussée),
  • et de récupérer les épaves dans un délai de 24 heures.

La charte prévoit également la possibilité de créer une redevance pour occupation de l’espace public, mais la mesure reste encore floue.  Affaire à suivre…

 

Le vélo partagé en longue durée

Concept : Le vélo partagé en longue durée n’est pas un service nouveau, mais il tend à se développer. Annulant également les freins à l’utilisation du vélo, il permet une grande liberté. En septembre 2018, 25 agglomérations proposaient des locations de longue durée, avec un total de plus de 20 000 vélos sur l’ensemble de la France (toujours selon un calcul de 6t).

Le petit nouveau : le Véligo Location va déployer 10 000 vélos électriques à partir de septembre prochain en Île-de-France. La mise en place et l’exploitation de ce nouveau service public sera assurée par la société ad hoc Fluow, issue du groupement La Poste / Transdev / Velogik / Cyclez, avec qui Île-de-France mobilités a contractualisé pour 6 ans, pour un budget total de 61,7 millions et 111 millions d’euros.

 

Les nouveaux engins de mobilité en flee floating

En 2015, mes camarades de master et moi imaginions la « trolib » (contraction de trottinette et de Vélib’) lors d’un cours sur les mobilités dans les métropoles. Trois ans plus tard, le concept devient réalité et s’empare des espaces publics. Et avec lui, d’autres engins tels que les gyropodes, les gyroroues, les eskates et roues électriques.

Concept : Ces « véhicules électriques personnels légers » ou « nouveaux véhicules électriques individuels » se caractérisent par leurs aspects ludique et peu encombrants. Dotés d’une à quatre roues, ils pèsent généralement moins de 20kg et peuvent atteindre – pour certains modèles – jusqu’à 85 km/h ! Si de plus en plus de personnes possèdent leurs propres engins, d’autres passent par les opérateurs de mise à disposition en libre-service. S’inspirant des opérateurs de vélo en free floating et autres Uber, ces systèmes présentent les avantages d’une utilisation simple, rapide, peu coûteuse.

Infrastructures : aucune

Challenges : Cependant, une telle offre s’appuie sur des emplois précaires, des auto-entrepreneurs au statut de rechargeurs-dispatcheurs indépendants[6]. Elle crée aussi des conflits d’usage de l’espace public de la même manière que le vélo en libre-service en free floating. Selon Jérôme Monnet, chercheur au laboratoire Ville mobilité transport, les pistes cyclables ne suffiront pas face à l’engouement pour ces nouvelles mobilités, il recommande le partage de la chaussée entre tous les engins roulants, entraînant ainsi « la fin de la circulation automobile. »

Si cet éventail de véhicules partagés offre des alternatives concrètes à la voiture individuelle, il soulève aussi de nombreuses questions :

  • Ces solutions, le plus souvent urbaines, pourraient-elles être transposées dans des milieux moins denses, voire ruraux ? Le cas échéant, à quelles échelles territoriales ? Comment penser l’aménagement de ces espaces au regard de pratiques de mobilité douce ou électrique ?
  • L’échec d’Autolib’ et les développements de vélo en libre-service soulignent la possibilité de subventionnement des services de mobilité au-delà des seuls transports publics. Ces innovations, devraient-elles être subventionnées par les pouvoirs publics ? Et si oui, dans quelle proportion au regard de l’utilité sociale qu’elles apportent ?
  • Ces nouvelles pratiques de mobilité se dirigent-elles vers une transition solidaire et écologique ? Quels modèles économiques et écologiques se cachent derrière elles ?
  • Quelles implications des véhicules électriques personnels légers en matière de santé publique ?
  • La fin de la voiture individuelle annonce des profonds changements dans les structures territoriales. Sachant que le stationnement occupe 20% de l’espace urbain, que les villes souffrent de leurs fortes densités, que les paysages du XXème siècle sont essentiellement pétroliers, que faire de cet espace libéré ?
  • En milieux denses, une problématique essentielle des déplacements est celle du 1er et du dernier km après l’usage de transports publics. Comment garantir l’intermodalité entre les différents services ? Comment assurer un partage équitable de l’espace public ?

Si Rezo Pouce ne propose pas d’y répondre ici, ces interrogations sont au cœur de nos réflexions en tant qu’opérateur engagé pour une mobilité partagée, durable et solidaire.

 

[1] Pour en savoir plus, Rezo Pouce conseille la lecture du rapport du Cerema sur le court-voiturage.

[2] Baromètre Autolib’, lecture critique du rapport d’activité d’Autolib’ Métropole.

[3] Au plus fort de son succès, le service Autolib’ comptait 154 819 abonnés pour près de 4000 véhicules, couvrant 665 km². Chaque véhicule était loué 3 à 4 fois par jour. Toutefois, au mois de juin 2018, le service s’arrête brusquement à cause d’une gouvernance discordante et d’un déficit grandissant (baisse du taux d’utilisation, hausse des dégradations matérielles et frais d’investissements et de fonctionnement). Si cette première expérience suscite de nombreuses réactions négatives, ce fut également la première mondiale d’un tel déploiement d’automobiles électriques en libre-service.

[4] https://citiz.coop/news/blog/lettre-ouverte-aux-elus-en-charge-de-la-mobilite

[5] https://6-t.co/vls-france/

[6] la « GIG economy »[1], littéralement, l’économie des petits boulots